Comme tous les mercredis matins, j’arrive une quinzaine de minutes d’avance au centre sportif, avant d’enseigner mon cours. Je prends le temps d’installer la musique et de faire quelques étirements. Ça me mets automatiquement dans l’ambiance. La salle de cours est vide à cette heure. C’est paisible et calme, ce qui est rare pour un endroit où bootcamp et zumba sont aussi de mise. Mes cours du matin sont mes préférés. Je trouve qu’il n’y a pas meilleur moyen de commencer la journée que par une heure de yoga en toute quiétude. Le stress et les mauvaises ondes sont automatiquement chassés, nous laissant sereins et positifs pour aller de l’avant avec le reste de nos obligations.

Les premières femmes arrivent les unes après les autres. Certaines discutent de tout et de rien alors que d’autres sont dans leur bulle. L’une d’entre elles plus particulièrement. Je ne l’ai jamais vue dans mon cours d’ailleurs; une jolie blonde d’environ mon âge. Elle défait son tapis et regarde un peu les autres pour savoir quoi faire. Une dame âgée habituée de mon cours, Mme Reynolds, l’approche et semble lui donner quelques indications, me faisant sourire. J’adore la complicité et les rapprochements que le yoga créé entre les gens. C’est un monde où il n’y a pas de jugement, où l’esprit est la chose la plus importante. Les gens se donnent au yoga et ils se donnent aussi aux autres.

Huit heures trente tapantes. Bon matin les filles, j’espère que vous allez bien. C’est l’heure de commencer alors suivez-moi pour l’échauffement! dis-je en faisant partir la douce musique. Mon corps suit le rythme lent des notes qui empreignent la pièce alors que mes pieds nus caressent le sol froid. De morceau en morceau, les mouvements se compliquent et les corps s’abandonnent. Salutations au soleil, guerrier, chien tête en bas, cobra et autres figures s’entremêlent pour créer une lente danse de quiétude.  Je porte toujours attention aux étudiantes, leurs proposent des poses alternatives selon leurs difficultés et niveau. Les muscles et les articulations sont parfois mis à l’épreuve dans une telle pratique.

Je remarque du coin de l’œil que la nouvelle venue semble avoir quelques difficultés. Je vois qu’elle comprend les mouvements et qu’elle les exécute bien, mais je sens la résistance dans son corps. Il y a une certaine raideur, un certain malaise qui empêche l’abandon. Ce n’est pas un malaise de l’esprit, mais bien un malaise du corps.  Elle semble soulagée lorsque j’annonce la période de relaxation. Respirez lentement. Ressentez chaque muscle se détendre l’un après l’autre. Concentrez vous sur votre cœur qui bat. Sentez-le monter et descendre. je dis, pour les guider.

Quelques  minutes plus tard, le cours termine. Chacune range ses choses. Normalement, je ferais la même chose puisque je meurs de faim à cette heure. Toutefois, quelque chose me pousse à aller vers la nouvelle.  Salut, je suis Aisha! je me présente. J’espère que tu as aimé le cours. C’est difficile les premières fois mais tu te débrouilles vraiment bien! Tu as déjà fait du yoga?

Je lui sourie. J’ai l’impression que je la mets mal à l’aise mais je ne veux surtout pas que ce soit le cas.

Je dois me changer les idées. C'est une idée qui tourne en boucle dans ma tête, sur laquelle je fais une fixation pour oublier tout le reste. Depuis qu'il est revenu dans ma vie, je n'arrive pas à le sortir de mon esprit, comme une ombre il prend sa place, que je le veuille ou non sur chaque tableau de mon existence. Ok, dire que j'y parvenais avant n'est pas un mensonge, mais presque, juste un état souhaité, mais jamais réellement atteint. Alors je bois, je sors, je fume, je téléphone à Achille, on baise, mais malgré tout, rien n'y fait, il est toujours là. J'ai peur de le croiser à chaque coin de rue, et même si je sais que ce n'est que très peu probable, je suis sur mes gardes, m'imaginant ce qui arriverait si cette situation se produisait. Pathétique, mais ce n'est rien de nouveau, c'est un bon mot pour décrire ma personne depuis quelques années... De plus, si autrefois les hommes étaient mon moyen de prédilection pour penser à autre chose, il faut dire que le patinage restait la solution idéale. Ça, ou la course, mais depuis l'accident j'ai une interdiction formelle des médecins de m'y remettre, alors je fais comme si je n'avais jamais eu un avenir prometteur devant moi. Comme si je ne savais pas filer avec grâce sur mes patins, et tournoyer à une vitesse folle, pour sauter, plus haut, sous les acclamations de la foule. Sauf que mon immobilité me pèse et après plusieurs jours de recherche, j'ai trouvé des cours de yoga près de chez moi. C'est facile, je me dis que les mouvements requièrent surtout de la force statique qui ne risque pas d'endommager mes muscles ou mes articulations. Quant à la flexibilité, je n'en avais pas trop perdu, alors ça me semble être une bonne idée. Je crois. J'avance dans ce monde sans avoir de certitude, alors quand je m'y pointe ce matin avec mon tapis, je me dis que je me donne une chance, et qu'au pire ça ne sera pas pour moi. Qu'au pire, je retournerai à mes clopes et mes amants, goûtant toujours le goût du désespoir dans chaque gorgée d'alcool que j'ingurgiterai.

Déjà, la prof dégage un truc. Je ne saurais dire quoi, mais elle m'inspire totalement confiance, même si mes jambes tremblent comme une feuille dès que je change de position. Même mémé proche de moi tient mieux son chien tête en bas que moi, ce qui me fait redoubler d'ardeur, même si mon corps me dit de prendre ça relax. L'orgueil embarque, merde. Je me guérirai à coup d'encens ou de jus verts, ça ne me fera que du bien ! La relaxation arrive et je me sens soulagée, tellement que je reste un peu trop longtemps dans la position du cadavre pour me remettre. Je ne jugerai plus jamais les gens, le yoga, c'est pas facile. Alors que je range mon tapis, la prof vient se présenter. « Salut, je suis Aisha! » Ok, c'est un rayon de soleil ou quoi ? Moi si frustrée, je me détends. Ce n'est pas dans mes habitudes de faire confiance à des étrangers, mais elle, c'est pas pareil. « Azur » je réponds en roulant mon tapis. « J’espère que tu as aimé le cours. C’est difficile les premières fois mais tu te débrouilles vraiment bien! Tu as déjà fait du yoga? » Gênée je me relève et replace une mèche rebelle derrière mon oreille. « Non, heu... » Bordel, parler de patin, ça fait si mal... « J'ai fait du patinage artistique pendant près de 12 ans, mais j'ai eu un accident. » J'évite de spécifier que ma moitié d'âme m'est rentrée dedans en voiture, et a brisé mon coeur par la même occasion en plus de ma jambe. Trop dramatique pour cette sensation zen dans laquelle baigne le studio. En fait, je dois être la source principale de mauvaises ondes, ah! « Alors, je me disais que le yoga serait une bonne façon de me remettre au sport. Je m'attendais pas à ce que ce soit aussi difficile ! » ou que je sois aussi nulle, mais je garde cette remarque pour moi. Je lâche un petit rire, bien consciente que je ne suis pas la meilleure pour faire la conversation.